Le pH-mètre des océans anciens revisité

L’augmentation de la concentration atmosphérique en CO2 et l’acidification des océans qu’elle entraine ont conduit la communauté scientifique à s’intéresser aux variations d’acidité des océans au cours des temps géologiques et pour ce faire à rechercher dans les roches sédimentaires des indicateurs géochimiques permettant de remonter aux valeurs du pH des océans anciens. Les minéraux formés en conditions ambiantes de température et pression constituent en effet des archives du fonctionnement géochimique et de l’histoire de la surface de notre planète : l’information est susceptible d’y être enregistrée sous forme d’éléments traces, dont l’abondance, la spéciation et la composition isotopique sont déterminées par les paramètres physicochimiques et biologiques qui ont prévalu lors de la croissance cristalline.
Dans ce contexte, le bore apparaît comme un élément clef. La composition isotopique du bore (rapport 11B/10B) incorporé en faible concentration dans les carbonates de calcium naturels (calcite, aragonite) dépend en effet du pH du milieu de croissance. En théorie, cette dépendance tire son origine d’une incorporation préférentielle dans le solide de l’ion borate (B(OH)4-), lui-même en équilibre acido-basique avec l’acide borique B(OH)3 en solution et enrichi en isotope 10B.

Modèles théoriques de l'ion borate dans la structure des principaux carbonates de calcium naturels. Les liaisons hydrogène partagées entre le groupe moléculaire et les oxygènes de l'hôte cristallin sont indiquées en pointillés. Calcium : sphères bleues, bore : sphères vertes, oxygène : sphères rouges, hydrogène : sphères noires.

Malheureusement, la réalité semble plus complexe que la théorie. De fait, les mécanismes d’incorporation du bore dans les carbonates de calcium sont très mal compris et l’environnement moléculaire du bore y est largement indéterminé, ce qui fragilise l’usage du bore des carbonates pour déterminer les pH anciens.
Des minéralogistes et physiciens de l’IMPMC, des chimistes du LCMCP et des géochimistes de l’IPGP et du GET se sont associés pour mener une étude théorique visant à fournir pour la première fois une description à l’échelle atomique de l’environnement du bore dans les principaux carbonates de calcium naturels.

Les chercheurs ont adopté une stratégie visant à préciser les modes d’incorporation des impuretés moléculaires dans les minéraux. En l’absence de règles générales, telles que les règles décrivant les substitutions cationiques dans les cristaux, ils ont utilisé une approche ab initio (utilisant la théorie de la fonctionnelle de la densité) pour obtenir des modèles de défauts à l’échelle atomique. Étant donné que dans le cas des ions borates, le partage de liaisons hydrogène entre l’impureté moléculaire et son environnement cristallin accroit significativement le nombre des configurations envisageables, les chercheurs ont exploré l’environnement du bore par métadynamique ab initio, ce qui leur a permis d’identifier les configurations les plus stables. Les déplacements chimiques et paramètres quadripolaires RMN du 11B de ces modèles ont ensuite pu être calculés dans le même cadre théorique et confrontés aux observations expérimentales existantes.

Les résultats obtenus montrent que le bore tétraédrique correspond essentiellement à des ions B(OH)4- substitués aux groupes carbonates et potentiellement associés à la substitution voisine d’un ion Ca2+ par un ion Na+. Ils confirment donc la nature substitutionnelle de l’espèce boratée majoritairement incorporée dans les échantillons aragonitiques.

Les espèces boratées triangulaires, dont la contribution peut devenir dominante dans les échantillons calcitiques, présentent une plus grande variabilité dans leur état de protonation (B(OH)3, BO2(OH)2- et BO33-), indiquant pour certaines d’entre elles une substitution aux groupes carbonates et pour d’autres une encapsulation de molécules d’acide borique lors de la formation du solide.

À la lumière de ces résultats, il apparaît que la simple détermination de la coordinence ne permet pas de remonter au mécanisme d’incorporation du bore et qu’il est donc important d’acquérir des informations au-delà de sa première sphère de coordination. Outre les changements de degré de protonation et de coordinence susceptibles d’affecter l’ion borate lors de son incorporation structurale, la présence d’acide borique piégé dans la phase solide est susceptible d’affecter l’interprétation, en termes de pH anciens, des compositions isotopiques mesurées.
Le mécanisme d’incorporation du bore dans l’aragonite apparaît dominé par la substitution couplée de borates et de sodium affectant les sites du carbonate et du calcium et semble donc plus simple que dans le cas de la calcite, suggérant une plus grande fiabilité des échantillons aragonitiques pour la reconstitution des variations de pH des océans anciens.
Plus généralement, l’élucidation de l’environnement moléculaire des éléments traces dans les carbonates offre de nouvelles perspectives pour déchiffrer les mémoires minérales de la surface terrestre et in fine mieux prévoir les évolutions futures de notre environnement.
Ces recherches interdisciplinaires ont été réalisée dans le cadre du projet Carboric (ANR-13-BS06-0013-06) et des projets i2016041519 et i2016097535 du centre de calcul national GENCI-IDRIS.

Contact : Jacques Schott

Sources :

Balan E., Pietrucci F., Gervais C., Blanchard M., Schott J., Gaillardet J. (2016). First-principles study of boron speciation in calcite and aragonite. Geochimica et Cosmochimica Acta, 193, 119-131.

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