La mousse de phosphogypse : un vecteur de pollution industrielle affectant la biodiversité méditerranéenne et la santé des populations côtières de Gabès (SE de la Tunisie)
Cette étude porte sur la mousse de phosphogypse issue des rejets marins des usines des engrais phosphatés à Gabès (SE de la Tunisie). Son processus de formation comprend trois principales étapes : (i) formation par dissolution du phosphogypse (un sous-produit radiochimique toxique issu de la production de l’acide phosphorique), (ii) stabilisation par des surfactants organiques (tensioactif) et des cristaux de gypse, et (iii) déstabilisation géochimique et/ou mécanique. Cette recherche est une partie importante de la réponse aux problèmes de pollution causés par l’industrie des engrais phosphatés dans le monde, surtout dans les pays en développement.
Le phosphogypse (CaSO4·2H2O), un sous-produit radiochimique issu de la production de l’acide phosphorique (H3PO4), est déversé sans traitement en mer de Gabès depuis 1972, sous forme de bouillie gypseuse. Les usines de traitement des phosphates tunisiens, connus sous le nom du Groupe Chimique Tunisien (GCT), après une attaque sulfurique du minerai de phosphate (fluorapatite) provenant du bassin minier de Gafsa (SW de la Tunisie), produisent de l’acide phosphorique et divers engrais phosphatés, tels que le mono-ammonium phosphate (MAP), le di-ammonium phosphate (DAP), le simple super phosphate (SSP) et le triple super phosphate (TSP), ainsi que le di-calcium phosphate (DCP). Pour chaque tonne d’acide phosphorique produite, environ cinq tonnes de phosphogypse sont générées. Depuis les années 1970, les quantités rejetées en mer de Gabès ont largement dépassé les 500 millions de tonnes de phosphogypse humide. Cette pollution industrielle a des conséquences dévastatrices sur la faune et la flore marin et terrestre, et aussi la santé des populations côtières locales.

Au cours de son évacuation en mer, la bouille gypseuse (ou eau gypseuse) forme une spectaculaire mousse de couleur marron foncée à noirâtre, qui contient des niveaux très élevés d’éléments traces toxiques (U (56 mg/kg), Cd (50 mg/kg), As (30 mg/kg)…), des radionucléides (226Ra (1169 bq/kg), 238U (626 bq/kg), 232Th (79 bq/kg)…), et de terres rares (Ce (309 mg/kg), Nd (196 mg/kg), Y (195 mg/kg)…), n’a pas été étudiée jusqu’à présent. Cette étude a été menée par le Laboratoire Géosciences Environnement Toulouse, en collaboration avec d’autres laboratoires et centres internationaux de recherche (IRAP, France), Centre de micro-caractérisation Raimond Castaing (France), et l’Institut National d’Océanographie et de Géophysique Appliquée (Italie)).
Cette étude a montré que le processus de formation de la mousse comprend trois principales étapes : (i) la formation (par dissolution du phosphogypse), (ii) la stabilisation (facilitée par les surfactants organiques (tensioactif) et les cristaux de gypse), et (iii) la déstabilisation géochimique (impliquant la dissolution du gypse du squelette de la mousse) et/ou mécanique (influencée par l’action du vent et des vagues). Grâce à sa nature amphiphile (possédant à la fois une phase hydrophile (polaire) et une deuxième lipophile (apolaire)), et la présence de certains groupes organiques (exemple -OH, R-S-R, et R-N-R), la mousse retient des niveaux élevés de contaminants toxiques, hérités du phosphogypse, tels que des éléments traces, des radionucléides, et de terres rares, ce qui en fait un vecteur important de pollution marine. Cette charge potentielle en contaminants toxiques menace l’environnement marin et terrestre (faune et flore), ainsi que la santé des populations côtières à Gabès. En effet, cette mousse joue le rôle de principal agent d’accumulation, de transport et de dispersion des polluants radiochimiques (hérités de phosphogypse et des autres déchets industriels non-traités rejetés en mer) dans le Golfe de Gabès.
Les conséquences de cette pollution industrielle sont très graves, notamment pour les populations locales. En effet, les résidents de la région de Gabès, en particulier ceux de l’oasis maritime de Chatt Sidi Abd Essalam (Est de Gabès), qui sont chroniquement exposés aux contaminants radiochimiques toxiques de la mousse de phosphogypse via plusieurs voies (principalement par l’exposition directe à la radioactivité issue de la mousse, le contact avec l’eau de mer contaminée, la consommation de poissons contaminés, et l’inhalation de particules volatiles provenant de la mousse séchée sur la plage). Cette pollution industrielle (via la mousse de phosphogypse et les autres rejets industriels non-traités (solides, liquides et gazeux)) est associée à divers problèmes de santé très répandus à Gabès, tels que des cancers (poumon, nez, sein, fois, rein, estomac, sang (leucémie), cerveau ou moelle épinière (gliomes)…), des malformations congénitales (malformations septales, anomalies des membres (syndactylie et agénésie), malformations faciales (dysmorphie faciale), malformations crâniennes (brachycéphalie), malformations cardiaques (ventricule unique)…), des paralysies membranaires (paraplégie et quadriplégie), des maladies chroniques (maladies respiratoires (asthme, allergies, bronchopneumopathie chronique obstructive…), des maladies cardiovasculaires (accidents vasculaires cérébrales, infarctus de myocarde, hypertension artérielle, arrêt cardiaque…), et d’autres problèmes sanitaires (fluorose osseuse, fluorose dentaire, infertilité et impuissance sexuelle chez les deux sexes, avortement répétitif, accouchement prématuré, fausse couche…). Ces maladies entrainent une remarquable mortalité prématurée et une augmentation du nombre de décès cardiovasculaire et par cancer, en particulier chez les ouvriers et les habitants vivants aux alentours des usines de traitement de phosphate à Gabès (Chatt Sidi Abd Essalam, Ghannouche et Bouchemma). Les impacts environnementaux sont également importants, avec de nombreux cas d’animaux marins (tortues marines (Caretta caretta), oiseaux marins (Sterna hirundo, Chroicocephalus ridibundus, Phalacrocorax carbo…), mammifères marins (Tursiops truncatus), poissons (Belone belone, Liza saliens, Dicentrarchus labrax…)) malformés ou morts retrouvés sur la plage de Chatt Sidi Abd Essalam (réceptacle à tous les différents résidus non-traités solides (crasses de soufre, catalyseurs usés, phosphate brut…) et liquides (eau gypseuse, eau fluorée, eau de refroidissement…) des usines chimiques à Gabès, nommée par les locaux comme ‘le cimetière de la Méditerranée’.
Cette recherche constitue une réponse essentielle aux problèmes de pollution générés par l’industrie des engrais phosphatés non seulement en Tunisie mais aussi à travers le monde. En effet, le phosphogypse ne représente pas uniquement une menace pour les pays en développement (Tunisie, Maroc, Algérie, Liban, Syrie…), mais constitue également un enjeu mondial, touchant des pays développés tels que l’Espagne, le Canada, les États-Unis, la Finlande, la Grèce et la Chine. Ainsi, la délocalisation de cette industrie très polluante vers des pays du tiers monde, souvent dépourvus de réglementations strictes, ou vers des pays aux législations plus laxistes, ne permettra pas de résoudre les défis environnementaux et sanitaires posés par cette industrie, dans un contexte où la pollution est devenue une préoccupation mondiale.
Contacts GET: Michel Grégoire et Sylvie Castet